Oui… je me souviens # 2

Combien de fois me suis-je répété à moi-même : Ah, si le monde savait ! Parce qu'il était évident pour moi que si le monde avait su, cela ne se serait pas passé ainsi...

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René Weil

Posté sur 06.04.21

Cet article a été publié en 1979 par le Département de l'éducation et de la culture par la Tora dans la Diaspora de l'Organisation Sioniste Mondiale. Elle faisait partie de la collection "OUI", publiée à l'initiative et sous la direction du rabbin Jean Schwarz.

À Jeanine Bloch
qui a assumé tant de risques lors de mon  arrestation et qui est devenue ma femme
Si le monde savait…
 
Oui… je me souviens, de cette idée lancinante qui m'obsédait sans cesse, en voyant tant de scènes incroyables, tant de brutalité, tant de misère et de souffrance : SI LE MONDE SAVAIT.
 
Nous étions au 20ème siècle, au milieu d'une Europe hautement civilisée.
 
Des trains entiers d'hommes, de femmes, d'enfants arrivaient et les 4/5 étaient immédiatement exterminés. Mon convoi, celui du 13 avril 1944, comportait 1500 personnes. Sur 624 hommes, 459 furent gazés immédiatement; sur les 165 qui ont été immatriculés, 35 seulement survécurent; sur les 854 femmes, 70 seulement survécurent. Il y avait aussi 148 enfants de moins de 12 ans et 295 de moins de 19 ans, qui ont péri dans la mesure ou ils n'ont pas été comptés parmi les hommes ou les femmes. (Ces précisions figurent dans Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France de Serge Klarsfeld).
 
Les rares survivants de cette première sélection étaient dépouillés de tout ce qui pouvait leur rappeler leur vie antérieure, habits, bijoux, papiers d'identité, photos ; ils étaient rasés, seul un numéro tatoué sur leur bras leur conférait une identité ; ils étaient exploités, torturés, asservis comme jamais encore l'homme ne l'a été dans l'histoire.
 
L'esclave, le forçat avaient, eux, un statut, un régime dont le but n'était pas l'extermination. Ici, le déporté avait sans cesse devant lui la vision des chambres à gaz qui fonctionnaient jour et nuit. Il respirait l'odeur âcre qui s'en dégageait, il vivait dans la hantise des sélections qui se succédaient, alors qu'il sentait ses forces décliner et qu'il constatait que sa maigreur s'aggravait. Il était sans cesse battu. Tout un système de tortures physiques et morales, savamment mises au point, aboutissait implacablement a sa déchéance et a son anéantissement.
 
Combien de fois me suis-je répété à moi-même : Ah, si le monde savait ! Parce qu'il était évident pour moi que si le monde avait su, cela ne se serait pas passé ainsi, que cette destruction systématique et industrielle de centaines de milliers d'êtres humains serait devenue la préoccupation prioritaire de tout le monde civilisé, que les Alliés auraient arrêté par tous les moyens à leur disposition ce génocide, que toutes les autorités spirituelles du monde libre auraient conjugué leurs efforts pour mettre fin a ce massacre.
 
Dans ma naïveté, je poursuivais mon idée : quand le monde saura… D'abord, il ne voudra pas le croire ; ensuite, devant les preuves irréfutables, il faudra qu'il procède à la recherche des responsabilités et au châtiment des coupables. Mais il faudra aussi qu'il recherche comment on en est arrivé là et qu'il se livre à une révision complète de nos échelles de valeurs, de notre éthique, de notre civilisation toute entière. Ce sera la plus grande révolution de tous les temps.
 
Et je suis revenu et j'ai appris avec effarement que le monde avait su, que les responsables des pays alliés et neutres étaient parfaitement au courant de ce qui se passait à Auschwitz. Ils le savaient depuis 1942, et en tout cas depuis 1943.
 
Le livre d'Arthur Morse, Pendant que six millions de juifs mouraient, donne des précisions irréfutables à ce sujet. Oui, Roosevelt, Churchill, Staline et le Pape savaient et ont laissé faire sans réagir avec tous leurs moyens. Il y a plus : les grandes organisations juives américaines savaient, elles aussi. Sans doute, sont-elles intervenues, ont-elles protesté, ont-elles tenu des meetings ; mais qui donc pourrait soutenir qu'elles ont fait tout ce qu'il fallait ?
 
Il faut lire dans le livre de Morse le récit des discussions et des dissensions entre les dirigeants de ces organisations, de l'opposition du Comité juif américain à toute manifestation vigoureuse, recommandant "un attentisme vigilant".
 
"Attentisme vigilant", alors que 20 000 cadavres brûlaient chaque jour, alors que les trains se succédaient à la gare d'Auschwitz sans que les voies d'accès aient été bombardées, parce qu'elles n'avaient pas un caractère stratégique prioritaire !
 
Tout au long de cette tragédie, depuis le début des persécutions hitlériennes en Allemagne, de 1933 à 1945, des millions de juifs auraient pu être sauvés. Après le livre de Morse, d'autres preuves formelles ont été données et le livre que l'historien anglais Martin Gilbert vient de publier (Exil et retour ; l'émergence d'un État juif) est accablant pour son pays en particulier.
 
Personne, oui, personne n'a fait ce qu'il fallait faire. Bien mieux, la Grande-Bretagne, en fermant les portes de la Palestine, les Etats-Unis, en refusant d'augmenter les quotas d'immigration, ont consolidé la souricière. Le Pape, en se taisant, a renforcé la crédibilité d'Hitler. Les juifs des pays alliés et neutres, en ne réagissant pas avec une extrême vigueur, en ne prenant pas tous les risques qu'il fallait prendre, ont contribué à la lâcheté, au cynisme et à la complicité générale.
 
Peut-être n'est-ce pas l'endroit pour insister sur cet aspect de l'Holocauste, mais je le fais sciemment, parce que je me souviens combien cette idée "si le monde savait" m'avait poursuivi tout au long de mon calvaire, combien elle m'a soutenu là-bas et combien elle m'a profondément marqué.  Je crois pouvoir affirmer que si nous avions su que le monde savait et ne faisait rien, beaucoup d'entre-nous n'auraient pas trouvé la force morale pour “tenir”.
 
Oui, j'insiste lourdement sur ce problème parce que l'attitude de tous les responsables est si peu juive, parce qu'elle est en contradiction fondamentale avec la priorité absolue accordée par le judaïsme à la vie humaine.
 
Mais j'insiste aussi parce que le procès de ces lâchetés, de ces refus, de ces carences, de "l'attentisme vigilant", n'a jamais eu lieu et, par conséquent, la leçon n'a jamais été tirée. L'attentisme vigilant a toujours ses adeptes et les protestations, les manifestations, aujourd'hui encore, dans toutes sortes de domaines où des vies humaines sont en danger, demeurent sans commune mesure avec leur objet. 
 
Mais qui donc a tiré la leçon de l'Holocauste ?
 
En affirmant que vous vous souvenez, me demanderont certains, est-ce que vous ne risquez pas de donner l'impression d'être obsédé par le souvenir de votre déportation ? En réalité, je ne l'ai jamais été. À aucun moment, jamais je n'ai eu des cauchemars empreints de souvenirs du camp.
 
D'autres m'interrogeront avec insistance : Comment pouvez-vous y penser, en parler, lire des récits, voir des documentaires ou des films sur les camps ? Cette terrible expérience ne vous a donc pas marqué ? J'expliquerai plus loin qu'Auschwitz a eu une influence déterminante sur ma vie après mon retour, que toute l'orientation de ma vie en a été profondément modifiée.
 
Mais dans mon comportement de tous les jours, ma manière d'être, ma façon de travailler, de manger, de m'habiller, je ne pense pas déceler des séquelles notables.
 
Et pourtant… J'ai écrit au début de ce témoignage qu'il était si difficile à l'ancien déporté d'expliquer ce que fut la vie concentrationnaire et qu'il est sans doute impossible aux autres de la comprendre. Nul n'a pu subir, ne serait-ce que quelques mois, le régime concentrationnaire sans être marqué physiquement ; de même, cette épreuve a forcement laissé de nombreuses séquelles de tous ordres. Est-il possible de le démontrer ? Est-il possible de l'expliquer ? Est-il possible de le comprendre ? J'ai promis de donner un témoignage sincère et je vais tenter l'impossible, à travers trois exemples.
 
J'ai pu constater, encore récemment, par les répercussions suscitées dans le grand public en Israël par la projection du film américain Holocauste, que seuls des faits concrets, que seules des expériences individuelles, que seuls des épisodes vécus pouvaient faire comprendre certains aspects de ce phénomène et pouvaient donner à réfléchir.
 
Il est une image bien connue grâce à tant de récits et à tant de films : celle du S.S. caressant son chien, délicatement, avec amour, tout en fouettant ou en piétinant un malheureux déporté. Il faut savoir que cette image correspond à la réalité. Je l'ai vue et revue bien des fois, et chaque fois avec une indicible révolte et un incommensurable dégoût ; cette image ne pouvait pas ne pas laisser des séquelles. Oui, j'avoue que je pourrais difficilement admettre un chien au sein de mon foyer.
 
Oui, j'avoue qu'à mes yeux, la sensibilité témoignée par des hommes et des femmes aux animaux ne constitue plus pour moi une preuve suffisante de bonté ou d'humanisme.
 
Il en est de même de la musique. La plupart de nos geôliers, de nos tortionnaires, étaient mélomanes. Des bribes de musique classique s'échappaient des maisons des S.S. ; le départ et le retour des kommandos de travail se faisaient au son d'un orchestre de déportés, grotesque d'ailleurs, mais auquel les autorités du camp attachaient la plus grande importance. Le Lagerfuhrer (chef du camp) jetait volontiers une boule de pain à un camarade – aujourd'hui 'hazan (ministre officiant) bien connu – qu'il avait repéré pour sa belle voix, afin qu'il lui chante l'Ave Maria de Gounod.
 
Oui, j'avoue, qu'à la suite de tant de souvenirs dans lesquels la musique est si intimement associée à la vie concentrationnaire, il y a une sorte de fossé entre la musique et moi. Certes, j'aime encore écouter un beau concert ou un bon disque, mais ce n'est plus de la même façon qu'autrefois. "La musique adoucit les mœurs" ; l'adage me laisse sceptique.
 
Et enfin, bien que cela me soit encore plus difficile à exprimer, il me faut reconnaître que, depuis Auschwitz, je ne peux plus m'émouvoir comme je le faisais autre fois devant ces chaînes de solidarité qui, de temps en temps, se nouent dans un pays ou à travers les pays, pour sauver un malade ou pour réaliser une opération humanitaire.
 
Que l'on me comprenne bien : c'est de tout coeur que, le cas échéant, je suis ces efforts, que je souhaite leur réussite, ou même que je m'y associe. Mais suis-je coupable de penser en même temps à ces milliers d'hommes, de femmes et d'enfants que j'ai vu mourir sans le moindre secours de qui que ce soit, même pas celui de la Croix-Rouge qui, du jour de mon arrestation au jour de ma libération, ne s'est jamais manifestée. Elle n'a pas pu, dites-vous ? Mais quand donc et où donc a-t-elle fait un éclat pour protester ?
 
Peut-être que, grâce à ces exemples pris au hasard parmi beaucoup d'autres, tu comprendras mieux, lecteur, ce que fut le monde concentrationnaire, quelles séquelles il a pu laisser et quel fossé infranchissable sépare ceux qui l'ont connu de ceux qui l'imaginent.

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