Un abri divin

“Il faut dire qu'on n'est pas mal, dans cette baraque, disait-il comme pour s'excuser. Quand je me souviens de mon enfance ! Il faisait souvent glacial à cette époque de l'année….”

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Moché Catane

Posté sur 06.04.21

Il était une fois un jeune garçon qui s'appelait Yoram. Il vivait avec sa mère et son grand-père paternel. Par on ne sait quelle rencontre, il s'était attaché à la ferveur juive, et il ne voulait manquer aucun commandement de Moïse ni des Sages. Seulement, il était désolé de n'avoir pu ramener avec lui vers D-ieu les autres membres de sa famille.

Chaque fois qu'il y faisait allusion, son grand-père lui rappelait que son fils, le père de Yoram, qui était mort avant  leur départ d'Europe, était un athée militant, qui organisait un banquet avec ses camarades le soir même de Kol Nidré.
 
Lui-même était sioniste, et comme tel ne rejetait pas toute la tradition. Mais il avait cessé de pratiquer dans sa jeunesse, après qu'une bougie de 'Hanouka, dans la bourgade de Pologne où il habitait avec ses parents, avait fait prendre feu à un rideau et causé un incendie avec plusieurs morts.

Par contre, la mère de l'enfant se montrait très tolérante à l'égard de l'adolescent. Son beau-père le lui reprochait, mais elle répondait que la foi et le culte donnaient un contenu à la vie trop vide de l'orphelin, et que rien en tout cas ne servirait de le contrecarrer.

À peine le grand-père s'était-il remis du choc que lui avait causé de voir son petit-fils jeûner le Yom Kipour et passer toute la journée à la synagogue, Yoram se mit en tête de construire une souka. Et comme il lui reprochait son étrange projet, l'adolescent lui répondit :
 

– Comment, grand-papa ! Toi, un vieux sioniste, tu me reproches d'adopter une tradition nationale !
 
Le grand-père maugréa :
 
– Certes. En principe. Mais ce n'est pas une raison pour…
 
– En effet, dit Yoram, ce n'est pas une raison. Mais j'en ai d'autres qui sont excellentes.
 
– Lesquelles donc ?
 
– Celles de la Bible, répliqua imperturbablement le jeune homme. Je construis une souka en souvenir de la protection que D-ieu a donné à nos ancêtres dans le désert.
 
Le grand-père tenta encore d'ergoter :
 
– C'est bien loin cela !
 
– Oui, fit Yoram, mais nous attirons ainsi Sa protection sur nous aussi.
 
Et la mère de l'enfant conclut la discussion en disant : “Vous voyez, grand-père, il n'en démordra pas. Mieux vaut le laisser faire. Il y a des planches dans le hangar, Yoram. De la ficelle dans l'armoire de la cuisine, et tu pourras prendre le tapis de l'entrée et de ta chambre.”
 
“Quelle éducation, mes aïeux, grommela le grand-père, quelle éducation !”

La veille de la fête, la souka de Yoram était sur pied et, quoique bâtie de bric et de broc, elle avait fière allure. Le grand-père dut le reconnaître, malgré qu'il en eût. Et tous les autres locataires de la maison avaient la leur, sauf une famille qui avait quitté la ville pour les fêtes et le couple Straussberg qui, comme toujours, restait calfeutré dans son appartement, en compagnie de Guibor, un affreux bouledogue.

Comme la mère faisait admirer à son beau-père l'œuvre de Yoram, l'adolescent apparut dans la cour et s'écria :
 

– Hein, elle est bien, ma souka !
 
– Pas mal, grogna le grand-père.
 
– Maman la trouve formidable, reprit Yoram. N'est-ce pas, Maman ?
 
– Tu t'es donné beaucoup de mal, mon Yoram, acquiesça sa mère.
 
Le grand-père murmura entre ses dents :
 
– Vous voilà contaminée par votre fils, Léa. Tout cela finira mal.
 
Et Yoram de s'enhardir :
 
– Et savez-vous pourquoi je l'ai faite si belle, ma souka ?
 
– Non, dit sa mère.
 
Le grand-père s'attendait au pire.
 
– Pour que vous y dîniez avec moi, ce soir, déclara le jeune homme. Maman me l'a déjà promis, à condition que tu sois d'accord aussi. Ne dis pas non, grand-père !
 
La résistance du vieillard s'amollit.
– Je ne dis pas non, répondit-il, mais je me demande où nous irons si tu nous forces à participer à toutes tes sacrées idées…

 
– Ce sont plutôt des idées sacrées, remarqua Yoram.
 
Le grand-père leva les bras au ciel :
 
– Je vous le jure, Léa, il nous fera tourner en bourriques ! Va pour ce soir, Yoram, ajouta-t-il, mais c'est bien pour la première et dernière fois !

Le soir, dans la souka éclairée, où brillaient porcelaine et argenterie, le grand-père se sentit tout secoué de réminiscences :
 

“Il faut dire qu'on n'est pas mal, dans cette baraque, disait-il comme pour s'excuser. Un peu serrés, mais enfin… Quand je me souviens de mon enfance ! Il faisait souvent glacial à cette époque de l'année. On mettait des manteaux, deux paires de chaussettes et des bottes, et le vin gelait dans la carafe !”
 
– Pourquoi restiez-vous dans la souka dans ces conditions, lui demanda sa bru, Yoram m'a fait lire une notice de je ne sais quel rabbin…
 
– Un extrait du Choul'han 'Aroukh, précisa le jeune homme.
 
– … où il est écrit en toutes lettres que si le séjour dans la souka est pénible on a le droit de rester chez soi. Et même que ceux qui s'entêtent tout de même à demeurer dans la souka n'ont aucun mérite et sont considérés comme des imbéciles.
 
– Il faut croire que les juifs de ma ville étaient tous des imbéciles, dit le grand-père, un peu vexé en haussant les épaules.
 
Mais Yoram avait une autre explication.
 
– Peut-être aimaient-ils tant le précepte de la souka qu'ils n'en ressentaient même pas les désagréments.

À ce moment, on entendit un grand bruit, et quelqu'un frappa violemment sur la paroi de la planche.
 

“Ohé, criait-on, vous êtes sourds et aveugles ! Vous ne savez pas que votre maison brûle !”
 
Ils se levèrent de table en hâte tous les trois, et comme ils écartaient le tapis qui servait de porte, un désolant spectacle s'offrit à leurs regards. Des flammes et une épaisse fumée jaillissaient des fenêtres et du toit. Des gens hurlaient dans la nuit : “Au feu ! Au secours !” L'autopompe stoppa devant la grille et braqua ses tuyaux sur le foyer.
 
Yoram voulut encore chercher ses téfilines, mais on l'en empêcha, car l'escalier s'était déjà effondré. Les premiers sauveteurs n'avaient jeté par les fenêtres que les lits légers et quelques couvertures. Quand l'incendie fut éteint, chacun s'arrangea de son mieux dans sa souka. Les Straussberg allèrent chercher asile chez des parents. Il y avait une seule victime : leur chien, qui avait péri carbonisé.

Dans la souka transformée en baraque d'urgence, Yoram insinua que l'accomplissement du précepte les avait peut-être sauvés. “Certes, dit le grand-père, mais s'il n'y avait pas eu d'incendie du tout….”
 

– Sans doute, dit Léa, mais il y a toujours des catastrophes. Et si leurs conséquences ne sont pas graves, il y a tout de même lieu de s'en féliciter.
 
– Et de remercier D-ieu, compléta Yoram.
 
Le grand-père ne voyait pas les choses de cet œil-là.
 
– Oh toi ! Je te vois venir ! dit-il à son petit-fils. Tu vas certainement prétendre que la souka nous a protégés, et que, si nous n'avions pas accompli la volonté du Seigneur, nous aurions tous été brûlés vifs…
 
– Qui sait ? dit évasivement le jeune homme.
 
Le grand-père attaque à fond :
 
– Et alors, qu'est-ce que tu aurais dit, si les soukoth avaient flambé, tandis que les maisons seraient restées intactes ? Car tu ne nieras pas que la chose aurait été possible ? 
 
Yoram resta muet.
 
– Et bien, quelle serait ton explication ? insista le grand-père.
 
– Il n'y a jamais d'explications tout à fait satisfaisantes de ces choses-là, intervint la mère. C'est une affaire de foi.

Mais Yoram se mit à conter un apologue :
 

“Il y avait une fois un homme qui se trouvait au carrefour de deux routes. Il savait que l'une d'elles était dangereuse, mais il ignorait laquelle. Tout à coup, il entendit au loin sur la route de droite les cris d'une femme qui appelait à l'aide. Sans hésiter, il prit la route de droite. "Je risque autant, se dit-il, d'un côté que de l'autre, mais, si je vais à droite, je ferai une bonne action. Mais si je prenais l'autre, celle de gauche, et qu'elle se trouvait être la mauvaise, rien ne pourrait me consoler”.
 
Il prit donc la route de droite…
 
– Et c'était la bonne ! s'écria Léa.
 
– Je ne l'ai pas dit, protesta Yoram.
 
– Mais tu le penses, bandit, dit le vieux. Ah, la jeunesse d'aujourd'hui !

Et, s'enroulant dans sa couverture, il essaya de s'endormir sur le lit de sangle qu'on lui avait installé dans le coin de la souka.

 
 
(Reproduit avec l'autorisation de l'organisation "Judaïsme d'Alsace")

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