Le ‘Hafetz ‘Hayim

Pour le 'Hafetz 'Hayim, la médisance est au cœur du judaïsme, son histoire, ses espérances et ses principes. Le sujet est incontournable et donne la clé de l’avenir du peuple juif.

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Gilbert Issard

Posté sur 06.04.21

Avant propos
 
Le texte qui nous intéresse ici, relève indiscutablement de l’éthique au vu des questions qu’il aborde : essentiellement l’importance qu’il y a à ne pas médire, calomnier ou propager des ragots, c’est à dire la justification de tels interdits et la régulation de la parole. Au-delà de l’extrait donné ici en traduction, l’ouvrage définit les différentes formes que peut prendre la médisance. Il s’attache essentiellement à fournir des règles permettant à tout un chacun de décider s’il y a médisance ou pas, et par là, de l’éviter.
 
Classer un tel texte dans les textes moraux semble assez naturel or le texte lui-même dans sa logique et son articulation se veut d’abord et avant tout religieux. Il entend s’inscrire dans une tradition – le judaïsme.
 
Cela signifie concrètement qu’il a des visées autant pratiques, théologiques qu’eschatologiques. S’il pose la question du Bien, c’est toujours en rapport avec la conception juive de Dieu, la place assignée au peuple juif dans le judaïsme et l’achèvement de l’histoire avec l’avènement des temps messianiques. Le point de vue qui nous intéresse n’est donc pas strictement celui de l’auteur.
 
Alors que celui-ci se pose la question de la médisance comme frein à l’accomplissement du peuple juif et par conséquent à son bonheur, il s’agit de généraliser la réflexion proposée par le 'Hafetz 'Hayim en l’étendant – au-delà du contexte strictement juif – à toute forme de relation sociale et interpersonnelle, de la libérer de son contexte religieux en mettant à jour sa logique sous-jacente dans sa force et son originalité. Une telle démarche ne va pas de soi.
 
Le 'Hafetz 'Hayim considère que les impératifs de régulation de la parole sont fondés sur la Tora et partant, ne concernent que les juifs. Une lecture éthique étend le périmètre d’application des lois en question à l’ensemble de l’humanité. Que l’on soit juif ou pas, la parole est au cœur de la définition de l’humain et de son rapport à autrui. De même, la question du bonheur et du bien est universelle. Si les objectifs du 'Hafetz 'Hayim peuvent être repris dans une démarche philosophique, en est-il de même pour la démarche qu’il adopte ?
 
Certes, lier bonheur et moralité n’est pas nouveau. Cette question parcourt la philosophie morale depuis ses origines. Ce n’est pas notre sujet. Savoir si le Bien et le Bon sont identiques ne nous préoccupe pas ici. Ou plutôt, nous adoptons l’hypothèse du 'Hafetz 'Hayim qui lie intrinsèquement les deux notions. Il sera malgré tout nécessaire de voir comment le Bien peut être entendu comme condition du bonheur de tous les membres d’un groupe humain ou d’une société.
 
La loi morale est ici impérative. Elle est une condition nécessaire mais pas suffisante du bonheur. Elle le rend possible mais pas certain, ni garanti. La question qui nous occupe devient dès lors : comment améliorer la situation d’une personne faisant partie d’un groupe humain donné ? Existe-t-il une démarche qui permettrait, sinon de lui assurer bonheur et félicité, tout au moins lui donnerait les moyens de s’épanouir et de progresser et n’entraverait pas sa recherche du bonheur ?
 
Cette dernière question n’est pas davantage d’une grande originalité. Elle fonde toute la philosophie politique et sociale. En revanche, centrer la question du bonheur d’une société sur celle de son usage de la parole a de quoi surprendre. S’il est indubitablement pénible d’être victime de médisance, l’enjeu est-il le bonheur de tous ? La médisance constitue-t-elle la clé de l’Ethique, ou tout au moins le point d’entrée ? Après tout, le langage est par définition ce qui constitue le lien entre les hommes. Il ne s’agit pas d’un véhicule, ou instrument neutre, qui ne ferait que transmettre et exprimer des idées ou des émotions.
 
Les travaux de la linguistique sur la structure du langage et son influence sur la pensée humaine ont montré à quel point l’homme est façonné par son langage autant qu’il le façonne. De plus, il est clair aujourd’hui que le langage est un instrument qui permet d’agir et non pas seulement de véhiculer. La propagande politique, telle que les régimes totalitaires du XXème siècle l’ont utilisée, repose sur cette compréhension. Le nazisme – mais aussi le stalinisme – ont montré à quel point l’usage du langage est intimement lié au niveau moral d’une nation.
 
Ce lien entre morale et usage ou mésusage du langage devra être montré, explicité. Le texte du 'Hafetz 'Hayim mérite d’être analysé sous cet angle car il fournit des pistes. La thèse qu’il soutient place la parole au centre de l’Ethique. Si tel est le cas, cela signifierait que le lien entre les individus est constitutif et garant de l’Ethique, de sa réalité au sein d’une société humaine. L’éthique relèverait alors davantage de l’ordre de la structure du lien humain que de son contenu.
 
Ne faut il pas aller un pas plus loin et s’interroger sur le lien entre la forme du discours et son contenu éthique ? Dans quelle mesure, la forme est elle constitutive d’un contenu ?Avant de pouvoir aborder ces questions et tenter d’y répondre, il faut lire le texte et en éclaircir les a priori et hypothèses, c’est à dire mettre en lumière son caractère universel au delà d’une lettre particulièrement particulariste et communautaire.
 
Remarques méthodologiques
 
L’ensemble des remarques et développements qui suivent adopte volontairement le point de vue de l’auteur. Il s’agit d’expliquer sa pensée, de la suivre, la décrire et l’observer dans son déploiement pour ce qu’elle est, en se gardant, autant que faire se peut, de tout jugement religieux. Il ne s’agit ni de critiquer le judaïsme du 'Hafetz 'Hayim ni de faire son apologie, mais de comprendre et mettre en lumière une approche intellectuelle de l’Ethique. Pour cela, le texte constitue le point de départ, l’élément tangible et concret sur lequel s’appuyer.
 
Ce n’est que par une lecture très proche du texte, et d’abord linéaire, qu’il devient possible de dégager les éléments constitutifs qui seront ensuite ré agencés en une nouvelle perspective, moins religieuse et plus philosophique. Le découpage du texte – et des intertitres – n’est pas celui du texte original, mais réalisé ici pour mettre à la suite le texte traduit et l’explication qui s’y rapporte.
 
L’auteur a distingué l’avant propos de l’introduction. La traduction proposée ici couvre l’intégralité de l’avant propos et le début de l’introduction. L’intégralité de l’introduction n’a pas été traduite car, au-delà des premières pages, l’auteur rentre dans le vif de son propos qui est d’exposer les grandes lignes des lois sur la médisance selon la logique rabbinique juive. Le texte devient alors extrêmement technique et légal et sort du cadre des présentes réflexions, qui entendent s’inscrire dans une perspective philosophique et non pas juridique.
 
Objectifs du texte
 
L’avant-propos et l’introduction ont pour fonction de montrer la pertinence du reste de l’ouvrage au regard de l’ensemble de la pensée juive et sa tradition méthodologique. Leur objectif est de les légitimer auprès de l’élite juive de l’époque – les rabbins, étudiants de yéchiva et les juifs cultivés ayant une solide culture biblique et talmudique – et au-delà, de l’ensemble de ses coreligionnaires. Certes, il s’agit d’un travail légal, genre extrêmement répandu chez les juifs. Il explique et détaille certaines lois ; cet exercice a été et reste très courant dans la littérature religieuse juive.
 
L’abondance de ce genre d’ouvrage, depuis les débuts du judaïsme jusqu’à nos jours, prouve leur succès et leur place centrale.
 
Malgré tout, l’évocation de la loi juive ne fait pas immédiatement penser aux lois sur la médisance. Les interdits alimentaires, le respect du Chabath viennent plus spontanément à l’esprit que la question du bon ou du mauvais usage de la parole. Quelques détracteurs parmi ses contemporains considéraient que la médisance ne relevait pas du domaine de la halakha mais davantage de la bienséance et de l’homélie, l'agada. Ce sujet méritait-il qu’un livre entier lui soit consacré ? L’introduction veut le montrer.
 
Pour le 'Hafetz 'Hayim, la médisance est au cœur du judaïsme, son histoire, ses espérances et ses principes. Le sujet est incontournable et donne la clé de l’avenir du peuple juif. Si les enjeux sont ceux que dit l’auteur, alors ce sujet doit impérativement être codifié et légiféré. Les conséquences seraient trop graves pour ne pas établir clairement les obligations et interdits en la matière.
  
Contexte historique
 
Il est difficile de connaître les motifs qui poussent un auteur à développer un sujet. Souvent les raisons sont multiples sans qu’il soit possible d’établir avec certitude la prépondérance de tel ou tel facteur. Il est néanmoins possible de discerner ici deux motivations principales : la médisance existant à l’époque de la publication de l’ouvrage ainsi que son corollaire le laxisme moral et par ailleurs, le débat autour de l’avenir du peuple juif et de l’attitude la plus appropriée au moment historique.
 
Dans les deux cas, il est nécessaire de resituer les débats dans leur contexte de l’époque. Le règne de Nicolas Ier (1825-1855) inaugura l’une des périodes les plus noires dans l’histoire des juifs de Russie. En 1827, il ordonna la conscription obligatoire des juifs pour 25 ans. S’il y avait pénurie de jeunes gens, les enfants de 12 ans et parfois moins étaient incorporés dans les bataillons comme cantonistes (garçons de troupe). L’objectif était d’abord et avant tout de les contraindre au baptême.
 
Leurs conditions de vie étant effroyables, bon nombre y mouraient. Les familles juives faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour éviter la perte de leurs fils.
 
Les responsables communautaires étaient obligés par l’administration tsariste de respecter des quotas de conscrits et par conséquent de désigner ceux qui étaient envoyés à l’armée. Or trop souvent, les fils des milieux les plus aisés arrivaient à échapper à la conscription en achetant leur exemption, au détriment de ceux des classes les plus pauvres. Ces tensions sociales permirent à des maîtres chanteurs professionnels de prospérer en menaçant les communautés de révéler les irrégularités si leur silence n’était pas acheté.
 
L’affaire Jacob Brafman constitue un autre exemple des dommages causés par la médisance. A la fin des années 1860, un juif – Jacob Brafman – apparut à Vilnius pour offrir ses services comme informateur contre ses coreligionnaires. Il voulait venger ainsi une rancœur à l’égard des dirigeants de la communauté de Minsk qui avaient tenté de l’envoyer à l’armée comme cantoniste. Son “Livre de la Communauté juive” – rempli des habituels préjugés et clichés sur les juifs et le judaïsme – fut envoyé à tous les représentants de l’autorité tsariste afin de les “éclairer” sur la façon de traiter avec les communautés juives.
 
Ce livre fut la cause indirecte de la mort, au cours de pogromes, de nombreux juifs, aucunement mêlés à la conscription de Jacob Brafman.
 
La médisance faisait également rage au sein des communautés juives de la Russie tsariste de la fin du XIXème siècle suite au conflit entre maskilim et religieux. Un décret donna aux maskilim la responsabilité d’organiser et administrer des écoles dans lesquelles les matières ne seraient pas exclusivement juives. Ce cursus culminait avec les écoles rabbiniques de Vilnius et Zhitomir. Aucun rabbin ne voulait y enseigner et les familles étaient réticentes à y envoyer leurs enfants.
 
En fait, le gouvernement tsariste visait par ce moyen, à assimiler les populations juives et à briser l’autorité et l’influence des rabbins. La libéralisation qui suivit la mort de Nicolas I et la prise de conscience que l’enseignement traditionnel ne suffisait pas à assurer un avenir permit l’essor réel de la Haskala. Le climat entre les traditionalistes et les maskilim devint vite mauvais. La médisance s’installa entre les deux groupes, sans qu’aucun des deux n’en tire de réels bénéfices. Au bout du compte, l’antisémitisme russe et les pogromes n’épargnèrent personne.
 
L’étude de la Tora (c’est-à-dire essentiellement du Talmud) était considérée comme la valeur suprême et le centre névralgique du judaïsme. Néanmoins, ce rigorisme était traditionnellement lié à un idéal éthico religieux très fort.
 
L’intellectualisme avait progressivement prit le dessus, au point qu’il devenait urgent de remettre fortement l’accent sur les valeurs morales et leur enseignement. Le judaïsme de l’époque se vidait progressivement de sa substance au profit d’une pure virtuosité talmudique, casuistique sans liens avec la réalité quotidienne : le pilpoul. Les élites intellectuelles juives se détournaient progressivement des études religieuses. Par ailleurs, le relâchement des mœurs avait déjà amené le rabbin Israël Salanter à fonder le mouvement du Moussar (éthique) dans les années 1840.
 
De nombreux textes de l’époque dénoncent le relâchement moral, même chez les étudiants et érudits des yéchivoth. Les maskilim furent les plus virulents dans leurs écrits, mais ils ne furent pas les seuls. Rabbi Isaac Blazer (1837-1907), disciple d’Israël Salanter écrivait en 1900 : les médisants sont devenus puissants et les hommes décidés à résister au mal sont regardés de haut, avec dédain […] la fausseté est habillée du vêtement de la vertu […] et la justice est réduite au silence.
 
Le mouvement du Moussar visait à remettre en avant les valeurs et comportements moraux, essentiels au judaïsme. Le 'Hafetz 'Hayim étudia dans ce milieu et fit sienne cette volonté de restaurer ces enseignements. Néanmoins, il alla bien au-delà et ne peut être considéré comme un simple membre du mouvement du Moussar. Le rabbin Israël Salanter avait innové dans son approche en déplaçant la question de yirath chamayim (la crainte des Cieux) du domaine théologique à la sphère de la psychologie et la question de la motivation dans de tels comportements.
 
Le 'Hafetz 'Hayim n’a pas prolongé cette approche et n’est pas un simple disciple d’Israël Salanter ; la comparaison entre la littérature du Moussar et les ouvrages du 'Hafetz 'Hayim montre toute l’originalité de ce dernier.
 
Quoi qu’il en soit, le perpétuel souci du 'Hafetz 'Hayim pour la situation quotidienne et les conditions de vie des juifs le rendit sensible à l’importance de la médisance et constitue sans doute la raison profonde de la rédaction de l’ouvrage. Chacun d’eux répondait à un problème précis de la condition juive de son époque.
 
Son œuvre s’inscrit d’abord et avant tout dans son temps, en particulier en ce qui concerne les objectifs de ses ouvrages. Il trouva ensuite le matériau nécessaire à ses thèses dans les ouvrages rabbiniques antérieurs. La puissance du texte traduit ici, montre qu’il ne s’agit pas d’une simple compilation de références talmudiques sur le sujet, mais bien d’une synthèse originale. Or la démarche d’exposition que le 'Hafetz 'Hayim a adopté ne le laisse pas voir à la première lecture.
 
Il s’agissait pour lui de montrer que les textes juifs et le système de pensée rabbinique recèlent tous les outils pour affronter les difficultés du temps présent et qu’ils permettent de trouver une réponse à toutes les questions qui peuvent se poser quant à la meilleure façon de vivre, se comporter et comprendre le monde. Il faut garder à l’esprit que l’époque de publication de l’ouvrage correspond à celle de l’essor des mouvements politiques et nationalistes juifs, ouvertement sécularistes en opposition avec les rabbins et leur refus d’investir le champ politique depuis l’échec de la révolte de Bar Kokhba en 135 EC.
 
La formule traditionnelle “dina de malkhouta dina” (“la loi du royaume est la loi”) renvoyait la question de l’autonomie politique à la date de la venue du Roi Messie en considérant qu’entre temps, les juifs devaient s’accommoder du système politique environnant et s’abstenir d’y participer, ou de tenter d’anticiper la rédemption . Ce mode de pensée était alors de plus en plus contesté. Les persécutions anti-juives et les conditions de vie de plus en plus dures faisaient douter, toujours davantage, les juifs de la valeur du système traditionnel. L’Europe occidental et les Etats-Unis montraient qu’une autre voie était possible.
 
Le 'Hafetz 'Hayim a tenté de proposer une réponse à cette sécularisation et montrer que l’amélioration des conditions de vie passait par le respect de la halakha et qu’il ne fallait pas douter de la venue du Roi Messie, ni de la Rédemption. Pour ce faire, le 'Hafetz 'Hayim a dû intégrer les questions de son époque et le comportement de ses contemporains et les remettre en perspective par rapport à la croyance en D-ieu, en la Justice, la possibilité de bonheur et l’harmonie sociale.
 
À suivre…
  
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