Les lois de mouqtsé #1

On peut se demander si les descriptions que nous proposent les philosophes rendent bien compte de ce que signifie le temps, si elles ne font pas l'impasse sur d'autres manières...

8 Temps de lecture

Georges Hansel

Posté sur 06.04.21

La notion de mouqtsé a trois caractéristiques : sa définition est très simple ; cette définition se ramifie en une cinquantaine de d'espèces de sorte qu'il s'agit d'une notion donnant lieu déjà dans le Talmud à une élaboration raffinée et par la suite à de très nombreux développements ; et enfin, ce qui est paradoxal pour une notion aussi étudiée, elle est fréquemment comprise de manière incorrecte.

Mais avant de l'introduire, il ne sera pas inutile de rappeler quelques données relatives au problème du temps tel qu'il se pose dans la loi juive. Il ne s'agit pas ici de traiter du problème philosophique du temps. Chaque philosophe a sa propre conception et déterminer laquelle est le plus en accord avec la pensée juive ne serait pas une mince affaire. Mais il y a une autre manière d'aborder la question : mettre de côté les problèmes proprement métaphysiques et se restreindre au sens du temps tel qu'il se décrit concrètement.
 
Deux directions nous sont proposées. La première nous vient d'Aristote et trouve son origine dans l'observation du monde extérieur. Nous y observons des mouvements et avons besoin d'effectuer des mesures. On est ainsi conduit à une vision quantitative du temps et on se représentera le temps comme une ligne droite, chaque instant étant figuré par un point.
 
Je laisse de côté le problème de savoir si le temps a une origine ou non, s'il faut le représenter par une demi-droite ou par une droite infinie dans les deux sens. Ce serait à nouveau entrer dans une question métaphysique. Ce qui importe en premier lieu dans cette description est que le temps s'écoule de manière uniforme. Deux instants différents sont équivalents à ceci près que l'un est antérieur et l'autre postérieur.
 
La deuxième direction se trouve en germe chez de nombreux penseurs, mais c'est Bergson qui lui a donné sa forme la plus déterminée. À côté du temps de l'horloge et du physicien, à côté du temps quantitatif, il y en a un autre, le temps qualitatif de la conscience. On va l'appeler la durée. Comme le décrit Jean Wahl dans son Traité de Métaphysique, c'est le temps de nos ennuis et de nos regrets, de nos impatiences et de nos espoirs, c'est le temps dont nous avons conscience quand nous écoutons une phrase ou une mélodie.
 
Cette durée s'écoule de manière continue, les instants successifs apparaissent à la fois comme attachés les uns aux autres et dans un renouvellement continu. Cette nouvelle conception a été surtout explorée au 20ième siècle par plusieurs penseurs, chacun avec sa propre équation personnelle.
 
Il y a toutefois un côté commun à ces deux approches. Qu'il s'agisse du temps quantitatif suggéré par le monde physique ou de la durée qualitative de la conscience, dans les deux cas, le temps s'écoule sans qu'il lui soit attribué une structure plus déterminée. L'essentiel est que, comme le dit la formule populaire, le temps passe. Cela est vrai aussi bien du temps homogène du physicien que du flux coloré et subjectif de la conscience.
 
On peut se demander si les descriptions que nous proposent les philosophes rendent bien compte de ce que signifie le temps, si elles ne font pas l'impasse sur d'autres manières irréductibles d'être confronté à ce phénomène. Mais, quoi qu'il en soit, le temps de la vie juive tel qu'il est appréhendé dans la tradition talmudique ne se réduit pas à ces schémas philosophiques. Il s'en distingue d'emblée par deux caractéristiques :
 
D'une part, on se trouve en présence de plusieurs systèmes temporels se déployant parallèlement. En d'autres termes, l'image d'une droite pour décrire le temps est inadéquate. Chaque instant appartient simultanément à plusieurs déroulements temporels et le problème dont ces différentes successions se rejoignent ou ne se rejoignent pas est loin d'être simple.
 
D'autre part, en second lieu, le temps talmudique connaît des temps, des instants ou des intervalles privilégiés. À la différence du temps du physicien, les instants ne sont pas équivalents et à la différence du temps de la conscience, cette non-équivalence est structurée rigoureusement.
 
Je ne m'attarderai pas sur le premier point, sur le caractère multidimensionnel du temps, car il ne concerne pas directement le sujet d'aujourd'hui. Le temps a au minimum trois dimensions, marquées par trois commencements de l'année, qui se situent respectivement le premier du mois juif de tichri (septembre-octobre), le premier du mois de nissan (mars-avril), et le 15 du mois de chevat (janvier-février).
 
Pour le dire succinctement, c'est l'année universelle rythmée par le soleil qui commence en tichri, l'année juive proprement juive rythmée par la lune qui commence en nissan, et l'année des arbres qui commence à chevat (Certains ajoutent encore un quatrième cycle, celui de la vie animale, qui débute le premier du mois d'éloul (août-septembre), mais ce n'est pas finalement retenu par la législation) Sur cette base s'édifie une construction complexe permettant à ces différents temps de se coordonner. Le traité talmudique de Roch Hachana est presque entièrement consacré à ces problèmes.
 
Le deuxième point va nous concerner plus directement. Le temps de la vie juive n'est pas composé d'instants équivalents. Certains moments ou certains intervalles sont privilégiés, constituent au sens littéral des temps forts. Le temps est découpé en période d'égales longueurs, chacune de ces périodes étant à son tour divisée en une partie principale profane et un aboutissement sacré. Cela est réalisé à au moins trois échelles de temps, l'échelle des jours, l'échelle des années, et l'échelle des septennats où le modèle se complique un peu.
 
À l'échelle des jours, nous avons le rythme des semaines. À chaque fois, six jours profanes, six jours d'activité, aboutissant à un jour saint, un jour de chômage. À l'échelle des années, six années de travail agricole normal suivie d'une année de jachère, avec diverses caractéristiques définissant sa sainteté. Enfin à l'échelle des septennats, la Tora définit des périodes de 50 ans, sept septennats suivis d'une année sainte, l'année du jubilé avec non seulement jachère mais aussi libération des esclaves et retour de la plupart des terres à leur propriétaire.
 
On observera qu'une même structure gouverne ces niveaux de découpage. Un temps d'activité profane s'achève par un temps sacré où les occupations changent de nature, où le pouvoir d'exploitation et de transformation du monde est restreint.
 
De cette organisation complexe du temps, je ne vais retenir qu'un élément, la division en semaines, avec à chaque fois six jours profanes et un jour sacré. C'est là que va s'introduire la notion de mouqtsé. Mais pour la comprendre, il nous faut approfondir encore notre analyse.
 
L'opposition entre temps profane et temps sacré a deux faces. La première est la plus connue : “six jours tu travailleras et le septième tu chômeras.” Six jours sont voués à la transformation du monde, à l'exercice par l'homme de son pouvoir d'aménagement de la nature ; le septième jour, la Tora nous prescrit la renonciation à ce pouvoir. Il y a donc le temps de la melakha (de l'ouvrage), et le temps du Chabath, temps de cessation.
 
Mais il y un deuxième aspect à l'opposition entre profane et sacré, un aspect intériorisé, lié directement à la manière dont le temps est perçu. Il existe des temps de préparation et des temps d'aboutissement. Dans le langage courant, nous parlons de moyens et de fins. Notre activité a une finalité, elle vise un certain but. Il y a donc le temps du déploiement de l'activité et celui où le but est atteint.
 
Le premier est vécu comme tendu vers l'avenir, le second est vécu pour lui-même, comme reposant sur soi. Les étudiants qui préparent un examen et le réussissent, les créateurs, les peintres, les artistes, connaissent tous cette différence de nature entre un temps qui est tendu vers un avenir et le moment de l'accomplissement, l'instant de l'achèvement de l'œuvre.
 
La loi du mouqtsé que je vais maintenant introduire se rattache à ce deuxième aspect de la différence entre profane et sacré. Le terme mouqtsé est une abréviation pour “mouqtsé min hada'ath” ce qui signifie “écarté de l'esprit.”
 
Réduite à son principe, la loi du mouqtsé prescrit de s'abstenir d'utiliser une chose qui, à l'entrée de Chabath, est écartée de l'esprit pour telle ou telle raison. Conformément à la deuxième signification de la sainteté, on n'emploie Chabath que ce qui est prévu d'emblée explicitement ou implicitement. La relation entre le temps profane et le temps sacré se détermine ainsi comme la relation entre une période de préparation et le moment où tout est prêt. En revanche, ce qui se trouve rejeté de l'esprit à l'entrée de Chabath est décrété impropre à l'utilisation.
 
En réalité, la loi est plus stricte encore. Elle prohibe non seulement l'utilisation proprement dite, mais étend l'interdiction à la manipulation ou tiltoul (au déplacement). Toutefois, et contrairement à une idée courante, cela ne va pas jusqu'à interdire le simple contact avec l'objet mouqtsé. On entend souvent dire, mouqtsé signifie interdiction de toucher. C'est une erreur. L'objet mouqtsé, l'objet écarté de l'esprit, ne doit pas être utilisé et par extension ne doit pas être manipulé ou déplacé. Mais le contact avec l'objet mouqtsé reste parfaitement autorisé.
 
Tel est l'idée de base de la loi du mouqtsé. Mais, à partir de là, le Talmud procède à une construction extraordinairement raffinée. Le principe initial est simple mais ce serait une erreur de croire que sa mise en œuvre s'effectue sans difficulté. En fait, à travers la multiplicité des aspects du mouqtsé, c'est toute la conception que le Talmud se fait du psychisme humain, de ce qu'il est ou de ce qu'il devrait être, qui transparaît dans les lois du mouqtsé.
 
La question fondamentale est : Qu'appelle-t-on écarté de l'esprit ? La difficulté vient des multiples facteurs qui amènent à se distancer d'une chose. Certains facteurs sont matériels, d'autres sont affectifs, d'autres sont intellectuels et font intervenir les facultés de prévision ou la volonté et la décision. Je vais commencer par dresser un tableau synthétique des classes les plus importantes de mouqtsé puis nous verrons un texte où apparaissent certaines controverses.
 
Il y a quatre classes de base :
 
1) La première est intitulée “écarté par économie”, (“mouqtsé mékhémath hessron kiss”) mot-à-mot : “écarté par cause de diminution de bourse.” Certains objets sont précieux ou fragiles et on ne les utilise que dans un but déterminé. Le reste du temps, ils sont rangés avec précaution. Un objet de ce type est présumé mouqtsé, écarté de l'esprit.
 
Exemple : le couteau du shohet fait l'objet de soins particuliers. Il doit être parfaitement aiguisé et, en règle générale, on ne s'en sert pas pour un autre usage. En conséquence de quoi, la loi du mouqtsé s'applique. Il est interdit le Chabath d'employer un couteau de shohet pour couper sa viande, et comme je l'ai déjà indiqué, il est même prohibé de le déplacer.
 
Mais ce n'est là qu'un exemple et il y en a bien d'autres. Il en est de même des objets pesants auxquels on fixe une place et que l'on ne déplace que rarement et avec précaution. Et d'une façon générale tout objet qu'un commerçant destine à la vente et qu'il s'abstient d'utiliser lui-même pour ne pas l'endommager appartient à cette classe.
 
Cependant, il va de soi que si l'on a prévu explicitement avant Chabath d'utiliser de tels objets, l'interdit du mouqtsé est levé. Il serait absurde de dire que l'objet est écarté de l'esprit puisque l'on a justement décidé d'en faire usage. Il n'y a pas là de facteur objectif qui l'emporterait sur la libre décision humaine.
 
2) Une deuxième classe de mouqtsé est intitulée ce qui est “écarté de soi-même”, (“mouqtsé mékhémath goufo”), littéralement “écarté de par son propre corps.” Le plus commode est de définir cette classe négativement : il s'agit d'une chose qui n'est ni un aliment pour l'homme ou l'animal, ni un objet fabriqué tel que outil, récipient, élément d'ameublement, instrument de toute sorte. Quelque chose qui, dans la terminologie talmudique n'est, ni maakhal, ni keli.
 
Exemples : un animal, une coquille d'œuf, un os sans moelle, une pierre, du sable, un morceau de bois, des débris d'objet devenus inutilisables. Le principe général est que ce sont des choses qui, a priori, ne sont pas envisagées pour un usage en Chabath. À cette classe se rattache également l'argent ou encore une chose qui n'est pas un ustensile et sur l'emploi de laquelle pèse un interdit, par exemple le pain levé pendant les huit jours de Pâque.
 
La différence avec la première classe est qu'ici la chose est écartée d'elle-même a priori et non parce qu'elle serait volontairement réservée à un usage spécifique ou explicitement rangée ou mise de côté. Mais, comme dans le premier cas, il est parfois possible de changer son statut en lui affectant d'avance un usage. Je peux préparer d'avance une pierre pour casser des noix et, dès lors, elle n'est plus mouqtsé, elle n'est plus écartée de l'esprit.
 
Une telle affectation doit-elle être définitive ou suffit-il qu'elle soit provisoire, faut-il prévoir un usage spécifique ou non, l'affectation suppose-t-elle un acte déterminé ou non ? Il y a lieu ici de faire une étude plus approfondie mais je n'entrerai pas dans ces détails.
 
À suivre…
 
 
Georges Hansel est professeur émérite à l'Université de Rouen. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont le plus récent est “De la Bible au Talmud” paru aux Éditions Odile Jacob en 2008.
 
Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur

Ecrivez-nous ce que vous pensez!

Merci pour votre réponse!

Le commentaire sera publié après approbation

Ajouter un commentaire