Le grand détournement

Parachat Toldot : Pourquoi Isaac voulait-il accorder les bénédictions à Essav ? Ne comprenait-il pas la supériorité spirituelle de Jacob ? Les actes de Jacob sont également discutables...

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le rabbin David Charlop

Posté sur 08.11.21

L'une des histoires les plus troublantes et les plus déroutantes de la Torah est le « détournement » des bénédictions par Jacob. Isaac sentait que la fin de sa vie approchait et a ressenti l'urgence de bénir son fils Essav. Il demanda à Essav de lui apporter un chevreuil qui le mettrait dans le bon état d’esprit pour lui donner les bénédictions appropriées. Rebecca, la femme d'Isaac, entendit le plan de son mari et appela Jacob à se présenter à la place d'Essav, son frère. Bien que Jacob ait initialement manifesté son désaccord, il accepta finalement à contrecœur de se faire passer pour son frère et de prendre les bénédictions. Jacob réussit et ne reçut la bénédiction que quelques instants avant le retour d'Essav. Isaac réalisa le changement qui avait été fait, finit par accepter son « erreur » et donna volontiers ses bénédictions à Jacob. Le reste de l'histoire, y compris la fureur d'Essav contre les actes de Jacob, n'est pas la question sur laquelle je voulais me concentrer. 

Il y a un certain nombre de difficultés dans tout cet épisode. Pourquoi Isaac voulait-il accorder les bénédictions à Essav ? N'avait-il pas compris la supériorité spirituelle de Jacob ? En supposant qu'Isaac ait estimé que c'était la meilleure façon de procéder, pourquoi Rebecca fut-elle si catégorique à l'égard de Jacob, pour qu’il prenne les bénédictions ? Elle était sûrement une personne très juste. Cela ne semble guère être la voie d’une personne respectueuse. Les actions de Jacob sont également discutables. Jacob n'était-il pas préoccupé par ce qui semblait être une supercherie ? Initialement, Jacob a refusé de suivre les ordres de sa mère mais a finalement accepté. Qu'est-ce qui l'a convaincu de changer de ligne de conduite ? Enfin, l’avantage de recevoir les bénédictions pour Jacob semble avoir été inutile. Il semblerait qu'il n'ait jamais profité d’être le véritable bénéficiaire des bénédictions. Ainsi, depuis la destruction du Second Temple jusqu'à aujourd'hui, il semble évident que la progéniture d'Essav ait été, en général, beaucoup plus prospère que celle de Jacob. Alors, où se trouve l'accomplissement des bénédictions d'Isaac sur Jacob ?

Le monde est composé de physique et de spirituel. Certaines personnes sont plus habiles à utiliser et à développer les aspects physiques de ce monde, tandis que d'autres sont plus aptes à se concentrer sur le spirituel. Isaac comprit la nature de ses deux fils. Il sentit qu'Essav était plus apte à utiliser et, idéalement, à élever le monde physique, alors que Jacob avait une propension naturelle aux choses spirituelles.

 

Si on examine la paracha, il est clair que deux bénédictions différentes ont été données. La première, la prospérité physique, était destinée à Essav, tandis que la seconde, de nature spirituelle, était réservé à Jacob. La première bénédiction se lit comme suit : « Puisse Hachem te donner la rosée des cieux et la graisse de la terre, avec beaucoup de grain et de vin. Les nations te serviront et se prosterneront devant toi, etc. » Il est clair que l'accent est mis sur la prédominance physique. 

Tandis qu’Jacob se préparait à fuir son frère et à repartir vers le lieu de naissance d’Abraham pour trouver une épouse, Isaac le bénit en lui disant : « Puisse Hachem te bénir, te rendre fructueux, etc. Qu'Il t’accorde la bénédiction d’Abraham, à toi et ta progéniture, et que tu possèdes le pays de tes pérégrinations, qu’Hachem a donné à Abraham. » En bref, Jacob serait la continuité du peuple juif.

La première bénédiction était destinée à Essav, la seconde à Jacob. Isaac sentait qu'Essav utiliserait correctement le physique en se soumettant à son frère plus spirituel, Jacob. Rebecca se rendit compte que, vu la vie d’Essav, qui avait toujours abusé de ses dons matériels, sa domination sur le monde physique serait catastrophique. Cependant, sa compréhension était beaucoup plus profonde. 

Le grand Beit Halevi (le rabbin Yosef Dov Soloveitchik 1820-92) cite et explique les Sages qui trouvent une profonde leçon dans les paroles et les intentions de Rebecca. Isaac a demandé une nourriture spéciale à Essav et, quand Rebecca a entendu parler de ce plan, elle a demandé à Jacob de lui apporter « deux bons (tovim) jeunes boucs ». Sur le mot « bon », les sages nous enseignent « bon pour toi et tes enfants. Bon pour que tu puisses prendre les bénédictions et bon pour tes enfants : pour qu’ils soient expiés le jour de Yom Kippour. Cela se fera par les deux chèvres offertes, l'une à Hachem et l'autre qui sera jetée d’une falaise à Azazel (les forces du mal). » 

Il semblerait que nos Sages aient connecté deux sujets totalement indépendants, les bénédictions et le service du Temple à Yom Kippour. En quoi ces deux sujets sont-ils liés ? 

La lutte pour recevoir les bénédictions reflétait la question de savoir qui était le bénéficiaire légitime de la bonté d’Hachem. Si Essav avait reçu les bénédictions du monde physique, cela aurait été une double tragédie. Premièrement, il aurait utilisé le monde à des fins égoïstes et non égales, et deuxièmement, tout ce que la descendance de Jacob posséderait appartiendrait légitimement à la progéniture d'Essav. Le peuple juif serait à la merci des tyrans de la progéniture d'Essav sans aucun recours pour réclamer quelque chose qui ne leur avait jamais été accordé. 

Par contre, en recevant les bénédictions du bien-être physique, Jacob et ses descendants ont été doublement gagnants. Premièrement, lorsque le physique serait utilisé pour améliorer le spirituel, leur richesse serait bien méritée. Ils mériteraient vraiment les bénédictions d'Isaac. Les synagogues, les rouleaux de la Torah et tous les outils nécessaires pour accomplir la Torah refléteraient une prospérité bien méritée. D'un autre côté, pendant les périodes où nous n'utiliserions pas le physique à des fins spirituelles plus élevées, les descendants d'Essav, par le biais du vol, de la supercherie ou de tout autre moyen, s'empareraient de nos biens et de nos possessions. Mais puisque ces possessions nous appartiennent légitimement, avec l'accord de notre ancêtre Isaac, Essav et ses enfants nous en feraient profiter et nous aideraient à réaliser l'expiation de par la perte de possessions et, dans des situations plus extrêmes, par la pauvreté.

Rebecca faisait allusion à ce double avantage. Les deux boucs apportés à Yom Kippour représentent ces deux aspects au service du peuple juif auprès d’Hachem. La chèvre offerte à Hachem symbolise les moments où nous utilisons correctement notre richesse pour nous rapprocher d’Hachem, tandis que la seconde chèvre représente toute la propriété qui revient à Essav. Lorsque la progéniture d'Essav s'enrichira du travail juif, cette perte sera également une source d'expiation.

Jacob comprit la profondeur des ordres de sa mère. Il savait que c'était la marche à suivre nécessaire et que ses descendants en bénéficieraient doublement, comme mentionné précédemment. Loin d’être un voleur, il a « sauvé » le monde physique en ne permettant pas à Essav de le « voler » loin d’Hachem pour l’utiliser à des fins tout à fait égoïstes. 

Cet aperçu de Beit Halevi donne une profondeur bien nécessaire à une histoire qui, autrement, semble si problématique. Isaac, Rebecca et Jacob jouaient tous un drame profond avec plusieurs niveaux de signification. Puissions-nous mériter de voir les profondeurs des histoires apparemment simples de la Torah et de nous imprégner de ses leçons intemporelles.