Meurtre d’une fille juive tangéroise

Sa famille, ainsi que la communauté juive de Tanger, désireux de la sauver, lui conseillèrent de se convertir en apparence et portèrent l’affaire devant le sultan.

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Saïd Sayagh

Posté sur 06.04.21

Sol était une jeune fille juive tangéroise. Elle était très belle, Sol, la jeune fille juive tangéroise. Elle s’était liée d’amitié avec une voisine musulmane, Tahra, chez qui elle se rendait quand elle n’en pouvait plus des remarques de sa mère. Un jour, Tahra informa le pacha que la petite Sol voulait se convertir à l’islam. Devant le pacha, Sol nia toute intention de laisser la foi de ses ancêtres. Elle fut condamnée à mort pour apostasie. Elle devait avoir entre quatorze et seize ans.

Sa famille, ainsi que la communauté juive de Tanger, désireux de la sauver, lui conseillèrent de se convertir en apparence et portèrent l’affaire devant le sultan. Moulay Abderrahmane, le sultan du Maroc, à l’heure où la France conquit l’Algérie, plia sous la pression des faquihs musulmans et confirma la condamnation à mort. Le courage de la jeune fille marqua les esprits de l’époque, musulmans compris.

Issachar, le frère de Sol, la surprit :

“Pourquoi tu ne deviendrais pas musulmane ?”

Elle fit un effort pour reprendre son souffle et bredouilla :

“Pourquoi me ferais-je musulmane ?”

“Pour protéger ta vie…pour rester en vie…pour ne pas mourir…”

Sol répondit : “En vérité, il ne passe pas une minute sans que je prenne une décision pour la renier juste après. Je t’aime, mon frère. J’aime mon père, j’aime ma mère, j’aime tous les juifs, ceux que je connais et ceux que je ne connais pas. J’aime la vie ; même Tahra, je l’aime. J’aime la petite rue étroite où nous habitons.

Cet amour prend sa source dans ce que je sais sur moi-même ; dans le fait que je suis juive. Si je perds ce que je sais, mes repères, ce qui organise mon cerveau et mon imagination, je me perds, je perds mon âme, j’erre. Je suis Sol, juive, fille de Haïm et de Simha, eux-mêmes juifs. Je ne m’imagine pas Fatima, fille de je ne sais qui…ni rien d’autre. Quand j’essaie de m’imaginer en autre chose, vivant dans d’autres conditions, j’ai l’impression d’être au bord d’un précipice, au bord de la chute. (…)

Le cadi qui prit la tête du clan adverse était le célèbre Ahmed Bennani. Il était connu pour sa mémoire puissante, ses références solides et pour les appuis dont il bénéficiait à Fès dont il était originaire. 

Il avait été consacré par d’éminents oulémas en rhétorique, en fiqh, théologie, en hadith, en exégèse, en logique…Il avait hérité de la chaire d’exégèse à la mort de son maître Abou Yahya Sarraj. Il avait été nommé, ensuite, grand mufti de Fès. Sa rigueur à l’égard des délinquants et des hérétiques participait de sa renommée dans tout le pays. Ses admirateurs le désignaient avec les qualificatifs de grand savant, splendeur de son siècle, maître de l’excellence, de la rédaction, de la connaissance et du savoir. 

Son exposé débuta par une mise au point. Pour lui, Mohamed avait appliqué la peine de mort à l’occasion de l’apostasie de Abdallah Ibn Al Akhtal qui s’était réfugié dans la Kaaba. Mohamed avait ordonné son exécution, ajoutant : “Même s’il s’abrite derrière la Kaaba.” On l’avait passé par les armes.

Le cadi rappela que les dhimmis étaient inférieurs en valeur aux musulmans conformément au hadith : “S’ils vous insultent frappez-les. S’ils vous frappent, tuez-les.”

Les musulmans avaient droit de vie et de mort sur les dhimmis, aussi, par décision divine. D-ieu, ne les avait-il pas condamnés à l’avilissement et à l’abaissement, comme il est écrit dans le Coran : “quiconque d’entre vous apostasie, puis meurt tandis qu’il est mécréant, les voilà ceux qui ont fait faillite ici-bas et dans l’au-delà.”

La peine de mort était par conséquent la juste sanction de l’apostasie. Il développa ensuite une démonstration alambiquée qui suscita l’admiration de ses pairs : “Le non croyant a la liberté de croire ou de ne pas croire, avant d’énoncer sa croyance. Son jugement se fera sur son choix entre la croyance et l’incroyance. Mais celui qui croit par choix, puis se détourne de l’islam est puni pour apostasie. Toutefois, avant l’application de la sentence au musulman qui a apostasié, il faut lui appliquer le délai de repentance, estimé à trois jours. S’il se repent, il ne sera pas tué.” Il cita à l’appui, un hadith de Mohamed :

“Celui qui change sa religion, tuez-le.”

Il commenta le hadith : “Il s’agit de ceux qui suscitent le désordre, divisent la Umma et s’allient aux ennemis de celle-ci.” 

Il attira l’attention de ses collègues sur les dangers qui guettaient la terre d’islam et justifiaient la rigueur dans l’application des peines. Pour accentuer son propos, il rappela les versets du Coran : “Combattez ceux qui ne croient pas en D-ieu ni au jugement dernier et n’interdisent pas ce que D-ieu a interdit et ne suivent pas la vraie religion, parmi les gens du Livre, jusqu’à ce qu’ils paient la Djizia.”

Il n’hésita pas à rappeler les conditions de la Dhimma :

Six conditions sont obligatoires :

– Interdiction aux dhimmis de porter atteinte au Coran et de le travestir en le citant, à l’oral et à l’écrit.
– Interdiction de citer le prophète en usant de suspicion ou de dérision.
– Interdiction de citer l’islam pour en dire du mal.
– Interdiction d’épouser une musulmane, en mariage légal ou en fornication.
– Interdiction de chercher à détourner un musulman de sa religion, de porter atteinte à ses biens.
– Interdiction de s’allier aux ennemis de l’islam, même s’ils sont leurs coreligionnaires, de signer la paix avec eux ou de les renseigner.

Ces conditions sont obligatoires et ne peuvent subir aucune concession. Leur publication et affichage sont obligatoires. Il faut les leur rappeler avec insistance pour qu’ils prennent conscience de leur importance. Le non respect de l’une des conditions équivaut à la rupture du pacte.

Six conditions ont valeur de recommandations :

– Obligation de porter des vêtements spécifiques, différents de ceux des musulmans.
– Interdiction d’élever des constructions plus hautes que les constructions musulmanes et obligation d’abaisser les constructions anciennes.
– Interdiction de faire entendre les cloches, de lire leurs livres ni de faire savoir leur position sur le Christ.
– Interdiction de consommer le vin en public, d’afficher les croix et de montrer les porcs en public.
– Interdiction des enterrements et de tout signe de deuil, en public.
– Interdiction de monter à cheval ; par contre, autorisation des mules et des ânes.

Ces dernières conditions ne deviennent obligatoires qu’après leur publication. Leur respect est obligatoire. Le non respect n’entraîne pas une rupture du pacte, mais est sanctionné.

En conclusion, le cadi attira l’attention sur la tendance des juifs de Fès à ne plus respecter les conditions du pacte qui justifiait le maintien de leur présence. Il donna en exemple, le cas de Makhlouf Gdalia, dont les richesses étaient innombrables et qui se permettait de rentrer au palais du sultan chaussé de babouches jaunes, contrevenant en cela à une interdiction plusieurs fois séculaire. 

Cette deuxième position prévalut et fit l’objet de la fatwa. Le dernier mot restait, toutefois, au sultan. Mais celui-ci pouvait-il aller à l’encontre d’une fatwa des oulémas ? (…)

Soudain, un grand fracas, en provenance de Tanger, retentit. Les explosions se succèdent. D’épais cercles de fumée montent au ciel, se fondent dans les nuages bas, dessinant d’étranges bêtes qui changent de formes au grès des vents. Le spectacle le subjugue. La distance et la surprise donnent un aspect brumeux à sa vision, la balançant entre le rêve et la réalité. Il lui semble que Tanger et les montagnes tremblent. Ses sens s’enflamment. Il ne sait comprendre ce qui se passe ni ne parvient à maîtriser son émoi. Il arrive à souffler, libérant un long et bruyant soupir qui se propage dans sa tête.

Plus tard, il apprendra que des navires, galiotes et frégates de la flotte française ont bombardé Tanger. Aucun juif de la ville ne fut touché. Aussi, un Pourim de las Bombas fut-il dédié à l’événement. 

Mais Issachar ne peut oublier ce jour du mois d’Iyyar de l’an cinq mille cinq cents quatre-vingt-quatorze où le soldat a coupé la tête de Sol avec son sabre. La vision obsédante ne le quitte plus. À chaque fois, il essaye d’arrêter la lame avant qu’elle ne traverse le cou fin et fragile. À chaque fois, il pense, si seulement elle avait crié, le bourreau se serait arrêté, au moment où la lame caressa sa joue ; il lui aurait demandé si elle s’était repentie…

Si elle avait crié,…
Si elle avait prononcé la shahada,…
Si elle était restée vivante…

La vision finit par disparaître. Issachar, le coeur lourd, aurait souhaité mourir avec elle.  

Extrait du livre “L'autre juive Solikha la tsadika” de Saïd Sayagh. Agrégé d'arabe, docteur en Histoire, l'auteur a déjà publié aux éditions du CNRS : ”La France et les frontières maroco-algériennes de 1873 1902”, Paris, 1986.

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