L’ordre contre le néant

Le Prince est un Dindon vivant dans un mode de dindon : sans roi et sans cour. Nul ne prend soin de l'autre ; rien n'est sous le contrôle de personne ni gouvernement, ni providence…

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le rabbin Avraham Greenbaum

Posté sur 06.04.21

Le fils du Roi avait perdu la raison. Il se prenait pour un dindon.”

N'avez-vous jamais souhaité accéder aux idéaux les plus élevés… pour constater vos échecs et vos défauts… et conclure que vous ne réussirez probablement jamais ? La morale que l'on peut tirer de la lecture de l'histoire du Prince-Dindon est que l'on peut vraiment réussir et l'histoire nous montre comment y arriver.
 
Nous possédons tous en nous deux aspects : celui du Prince (ou de la Princesse) et celui du Dindon (ou de la dinde). Le Prince, c'est notre ego supérieur ou âme – le fils de D-ieu que nous sommes tous. C'est le moi potentiel, la personne que nous pouvons être si nous apprenons à nous nourrir et nous développer convenablement. Il n'existe pratiquement pas de limites aux niveaux de développement que nous pouvons atteindre. Chaque âme est unique et chacun d'entre nous a le pouvoir de réaliser son potentiel de façon spécifique et unique.
 
Le Dindon est notre ego inférieur, le côté qui s'oppose au dévouement, au sacrifice, au labeur et à l'effort, préférant les solutions faciles et les plaisirs instantanés. D-ieu donne à chacun d'entre nous un ego de Dindon, non pas parce qu'Il désire que nous nous pliions aux exigences de l'animal, mais pour nous mettre à l'épreuve. Le côté Dindon rend difficile la tâche du Prince que nous devrions être… et la récompense, en cas de réussite est de ce fait d'autant plus grande.
 
La force du Dindon réside essentiellement dans sa ténacité. Elle s'insinue jour après jour dans notre cœur et notre esprit. Que de fois ne nous est-il pas arrivé de savoir exactement ce que nous devrions (ou pas) faire… et de verser dans des agissement totalement destructeurs ? Chaque fois que nous suivons le Dindon, nous nous enfonçons et le Prince, découragé, s'enterre à son tour de plus en plus profondément. La dépression qui en résulte nous attire encore davantage vers le Dindon.
 
Il se trouve dans ces cas toutes sortes de “docteurs” prêts à nous diriger ; il existe d'innombrable ouvrages traitant de la manière dont on peut s'assumer et s'améliorer soi-même. Que de fois n'avons-nous pas commencé un programme… pour l'abandonner le plus souvent à mi-chemin ! La vraie question est la suivante : on a beau savoir ce qu'on doit faire pour s'assumer, que fait-on pour mettre effectivement cette décision en application ? C'est ce que le sage de la parabole vient nous enseigner.
 
Le conte de Prince-Dindon peut être amusant, mais la folie qu'il dépeint est loin de nous faire rire. Les Sages du Talmud caractérisent le fou comme quelqu'un qui perd tout ce qu'on lui donne ('Haguiga 4a). La folie du Prince-Dindon consiste en la perte du cadeau le plus précieux qu'on lui a fait : son âme, la vie éternelle. Ce genre de démence n'est rien d'autre que de l'auto-destruction.  
 
Chacun doit rendre des comptes après sa mort : “Qu'ai-je recherché tout au long de ma vie ? Des miettes et des os ? Qu'en restera-t-il ? Partirai-je de ce monde sans y avoir consacré le meilleur de moi-même ? Cette vie est pour nous la seule chance de nous réaliser. Qu'allons-nous en faire ?”
 
“Le jour du jugement” disait le célèbre 'hassid Reb Zoussia, “quand on me demandera : 'Pourquoi ne ressemblais-tu pas à Avraham, Yits'haq et Ya'aqov ?', je n'éprouverai aucune peur. Mais quand on me demandera : 'Pourquoi ne ressemblais-tu pas à Zoussia lui-même ?' alors, j'aurai vraiment peur.”
 
Il se voyait obligé de s'accroupir tout nu sous la table et de picorer des miettes et des os comme un dindon.”
 
Le Prince est là, assis, nu sous la table. Ses vêtements sont éparpillés tout autour. S'il ne les met pas, il ne pourra pas s'asseoir à la table royale avec son père. Pourtant, le Prince ne bouge pas. Il n'est plus du tout Prince, autant qu'il le sache. C'est un Dindon. Il ne reconnaît même pas ces habits raffinés, délicats. En ce qui le concerne, ils n'ont plus aucun rapport avec lui. Quel intérêt peuvent-ils bien présenter pour un Dindon ? Ils ne sont pas comestibles. Les miettes et les os offrent bien plus d'intérêt.
 
Conte humoristique ? Étrange ? Tragique ? Absurde ? Que signifie-t-il ? Pourquoi un Dindon ? Pourquoi nu ? Que signifient ces os et ces miettes ? Pourquoi précisément sous la table ?
 
L'ordre contre le néant
 
S'asseoir à table pour manger dépasse de loin l'acte physique de s'alimenter. C'est toute une culture : la façon dont la table est dressée, l'ordre des plats, le protocole, les conversations qui s'y tiennent. Manger à table est un symbole d'ordre. Plus particulièrement à la cour où le Roi festoie en grande cérémonie avec ses amis intimes, ses officiers et ses hôtes distingués. “Dans Son palais, tous de s'écrier : 'Gloire !'” (Psaumes 29:9).
 
 
Auguste salle de banquet, chandeliers resplendissants, blasons des fauteuils, magnificence des tables, courtisans en vêtements d'apparat et couverts d'armoirie, chacun à sa place selon la stricte préséance : étiquette, décorum, défilé des serviteurs royaux… Au milieu de tout ce cérémonial, siège le Roi à la table royale… tandis que le Prince, accroupi sous la table, se régale d'os et de miettes.
 
Le Prince ne voit rien de l'ordre et de la splendeur qui l'entourent. Tout ce qu'il voit, c'est un monde sans aucun ordre, un monde de Dindon ! Là où il se trouve, sous la table, rien n'offre un aspect conforme à la normale. L'étoffe de la nappe royale, drapée de toutes parts cache par sa riche texture presque toute la lumière venant de la salle, plongeant de dessous de la table dans l'ombre et l'obscurité. Tout ce que le Prince peut entrevoir du monde que cache la nappe est la partie inférieure de toute chose, les pieds, mais pas les visages.
 
En ce qui le concerne, pour l'instant, seuls les miettes et les os ont un sens. Mais comme il est sûr d'être un Dindon, le Prince suppose que ce qu'il voit ressemble tout à fait à un univers de Dindon. Pourquoi penserait-il un instant que les formes bizarres qu'il voit autour de lui sont en fait la partie inférieure de quelque chose de beaucoup plus important, d'un monde qu'il observe du pire point de vue qui soit ?
 
Les os et les miettes lui parvenant sous la table de façon apparemment fortuite, comment concevoir qu'on puisse prendre soin de lui dans son monde solitaire ? Comment savoir que son père, le Roi, se trouve à ses côtés, rongé de soucis, attentif à chacun de ses faits et gestes, en quête du moindre signe d'amélioration ?
 
Le Roi a assurément donné à tous les serviteurs des instructions spéciales pour qu'ils glissent, subrepticement sous la table, des parcelles d'aliments nutritifs et cela régulièrement, afin que le pauvre garçon ne meure pas de faim. Après tout, les hôtes royaux, normalement, sont trop polis pour laisser tomber par terre des aliments.
 
Le Prince, lui, est un Dindon vivant dans un mode de dindon : sans roi et sans cour. Nul ne prend soin de l'autre ; rien n'est sous le contrôle de personne. Il n'existe ni gouvernement, ni providence, ni ordre : c'est le règne absolu du hasard. Ce qui existe, c'est ce qui se trouve sous la table : rien d'autre n'a d'importance : tout l'univers est là.
 
Ce petit monde, sous la table, se trouve en fait à l'intérieur du palais royal. Le bois de la table qui en constitue le ciel, les pieds sculptés qui le soutiennent, la nappe qui en marque les frontières, les pieds des courtisans qui font une haie, le sol sur lequel tout repose et même les restes dont se nourrit le Prince : tout fait partie intégrale de la Cour royale. Pourtant, le Prince ne considère pas du tout cela comme l'intérieur d'un grand palais. Pour lui, le monde qui l'entoure est un royaume indépendant, séparé : celui des dindons.
 
Le paradoxe de la Création
 
L'intérieur et l'extérieur paraissent similaires. Mais en fait, l'extérieur, c'est vraiment l'intérieur. La situation du Prince-Dindon sous la table est une métaphore évoquant notre position dans ce monde-ci ; celui dans lequel nous vivons pendant cent vingt ans, celui où nous voyons, sentons, entendons, goûtons tout ce qui se trouve autour de nous, avec les innombrables formes minérales, végétales, animales et humaines qu'il contient : les cieux, les planètes et les étoiles, les corps célestes et l'espace extérieur qui s'étend à l'infini.
 
De notre point de vue, le monde matériel peut apparaître comme un royaume indépendant, une entité en soi. Il est impossible de voir l'existence incontestable d'une puissance supérieure, contrôlant ou influençant les évènements. L'univers semble régi par ses propres règles : les lois de la nature, probabilités, etc.
 
Nous pouvons nous-mêmes nous rendre compte que notre conduite est dans une large mesure déterminée par des circonstances dépassant tout contrôle de notre part : notre disposition physique, notre éducation, notre environnement, etc. Mais en revanche, nous jouissons dans de nombreux domaines, d'une liberté totale d'action. Si nous décidons par exemple de lever la main, nous le pouvons… Nous nous sentons en bref indépendants, autonomes.
 
Toutefois, en spécifiant qu'“au commencement, D-ieu créa…” (Genèse 1:1), la Tora nous enseigne que ce monde ne constitue pas en soi une entité indépendante. Le monde matériel que nous percevons par nos cinq sens est loin de représenter tout ce qui existe. C'est en réalité un monde créé, le plus bas de tout un complexe d'univers unis entre eux qui, ensemble, constituent la création et représentent le royaume de D-ieu. C'est Lui qui les a tous créés.
 
En hébreu, la totalité de la création s'appelle “yech” (“quelque chose qui existe en elle-même”). “Béréchith”, premier mot de la Tora, se traduit par “au commencement.” Si on place les consonnes dans un ordre différent, on obtient “BaRATa YeCh” (“Tu as créé yech”). Même ce qui semble avoir sa propre existence est en fait la Création de D-ieu.
 
BéRéChITh BaRA” (“Au commencement, Il créa”). Le premier mot de la Tora – “BéREChITh” – contient les trois lettres du deuxième mot “BaRA.” Même avant que le terme “BaRA” apparaisse comme un concept indépendant, il est implicite dans le concept de BéREChITh. “BaRA” signifie en outre “dehors” ou “extérieur” en araméen (langue proche de l'hébreu). “BaRA”, la création extérieure, apparemment indépendante, est donc en fait contenue dans BéREChITh.
 
Si l'on place différemment les consonnes de BéREChITh, on obtient ROCh BaITh (“la tête de maison”). Ce qui semble BaRA, une existence indépendante, est en fait à l'intérieur de BéREChITh, à l'intérieur d'une BaITh, une maison. Et cette “maison” a une “tête” : l'Éternel. Il est le Maître de la Maison, le Créateur de tous les univers. Les mondes peuvent sembler séparés de D-ieu, mais en réalité, ils se trouvent tous à l'intérieur du palais. Tout se trouve dans le palais du Roi. Tout se trouve sous son contrôle.
 
Le paradoxe de la Création est que rien n'existe sans D-ieu. Cependant, D-ieu a voulu un royaume qui paraît avoir une existence indépendant. Pourquoi ?
 
À suivre…  
 
(Extrait du livre “Sous la table” par Avraham Greenbaum, publié aux Éditions de l'Institut Breslev.”)    

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