La vie avec les arabes

Les juifs qui voyageaient étaient considérés comme des protégés du Sharif. S’ils étaient dévalisés ou tués, le Sharif punissait la localité à laquelle appartenaient les criminels.

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Daniel Schroeter

Posté sur 06.04.21

Relations judéo-berbères : un cas particulier ?
 
Les études sur le Maroc des premières années du Protectorat français soulignent les différences existant entre les régions contrôlées par le Makhzen et les régions non soumises au contrôle du gouvernement central : bilad al makhzen / bilad al-siba.
 
Considérée comme une division entre arabes et berbères, cette perception prédominante de la société marocaine développée par les ethnographes coloniaux et perpétuée – largement – par l’ethnographie postcoloniale, a été sérieusement remise en question. Peu d’attention a été accordée à la façon dont ce dualisme simpliste entre makhzen et al-siba a influencé les débats sur le judaïsme marocain.

L’affirmation selon laquelle les relations judéo-berbères étaient complètement différentes des relations arabo-juives est liée de très près à cette vision d’une dichotomie entre makhzen et siba. On cite en exemple la protection efficace des commerçants juifs par les chefs tribaux, ou les patrons berbères, au point de les rendre intouchables. "Tout juif de bilad al-siba appartient corps et biens à son seigneur, son sid", écrit Charles de Foucauld, dont les relations avec les communautés juives du Maroc font partie du corpus historique sur le judaïsme marocain.

 
Bien que le juif soit protégé, Foucauld le décrit comme un être servile, exploité sans merci par son maître. Comme les régions berbères appartiennent au bilad al-siba, les juifs se doivent d’obtenir la protection de chefs locaux et indépendants du Sultan. Slouschz considère la situation des juifs du bilad al-siba à la manière de Foucauld : "À Tililit, commence pour les juifs le pays du servage, on pourrait même dire de l’esclavage.
 
Tout ce que les juifs possèdent appartient au Qaid, qui a droit de vie et de mort sur ses sujets. Il peut les tuer en toute impunité, il peut les vendre si tel est son désir… En échange de la perte de tous ses droits, le juif jouit de la sécurité, que le maître lui assure au risque de sa propre vie… Un juif qui veut se marier doit acheter sa future femme au sid auquel appartient le père de la fille et qui est l’unique maître de son destin."

Alors que certains écrivains de la période coloniale considèrent la vie des juifs dans les territoires berbères comme plus difficile que dans les régions citadines arabophones, d’autres au contraire, influencés par la thèse développée par l’ethnographie coloniale selon laquelle les berbères étaient plus libres, plus démocrates et plus indépendants que les arabes, qualifient la condition des juifs dans les régions berbères de "meilleure" que parmi les arabes. Cette idée avait des précurseurs depuis la première moitié du XIXe siècle.

 
D’après Davidson, par exemple, les juifs du Sous et du Rif étaient la "propriété des Maures", mais "ils bénéficiaient néanmoins d’une plus grande liberté qu’à Tanger". De plus, d’après Davidson "les juifs de l’Atlas sont de loin supérieurs, physiquement et moralement à leurs frères résidant au sein des Maures. Leurs familles sont nombreuses et chacune d’elles est sous la protection immédiate d’un berbère (les habitants originels d’Afrique du Nord), d’un patron, ou d’un seigneur. Ils ont par ailleurs leur propre sheikh – un juif – à la décision duquel tous les cas sont soumis.
 
À la différence des juifs résidant parmi les Maures, qui sont soumis à la loi musulmane, ils ne vivent pas dans le même état d’avilissement ou de servitude ; ils développent des relations de type patron-client [avec leurs voisins], tous ont les mêmes privilèges, et le berbère est tenu de défendre la cause du juif en cas d’urgence. Ils disposent d’armes, et servent leurs patrons à tour de rôle."
 
En un lieu indéfini au sud de l’Atlas que Davidson n’a pas pu atteindre durant son voyage, on rapporte que 3 000 à 4 000 juifs "vivent en toute liberté, et pratiquent tous les métiers ; ils possèdent des mines et des carrières qu’ils exploitent, ont de grands jardins et d’immenses vignobles, et cultivent plus de maïs qu’ils ne peuvent en consommer ; ils disposent de leur propre forme de gouvernement et possèdent leurs terres depuis l’époque de Salomon."
 
Faisant sien le point de vue de Davidson, Richardson y ajoute que les pratiques religieuses de ces juifs, datent de l’époque préexilique et de ce fait "ils remettent les parties du Pentateuque et de la Tora dans le même ordre que celui de l’ensemble des juifs." Vivant isolés, ils considèrent leurs frères des autres parties du Maroc comme des hérétiques.
 
Les juifs de l’Atlas jouissent d’une "quasi indépendance vis-à-vis de l’autorité impériale", comme leurs voisins berbères. De plus, ces juifs "possèdent toutes les caractéristiques des montagnards… ils portent le même costume qu’eux, et on ne peut pas les distinguer [de leurs voisins musulmans]."

L’une des raisons pour lesquelles certains écrivains de la période coloniale considéraient la situation des juifs parmi les berbères comme meilleure que parmi les arabes, venait de l’idée que les juifs étaient totalement intégrés à la société berbère, partageant nombre de coutumes de leurs voisins musulmans. On considérait que les juifs du Haut-Atlas, par exemple, vivaient en paix et en symbiose avec les musulmans.

 
Les chercheurs contemporains se sont appuyés souvent sur la littérature ethnographique coloniale pour décrire les relations entre musulmans et juifs dans l’intérieur du pays. Malheureusement peu de juifs originaires des zones berbères ont été interrogés sur leur expérience. Aussi loin qu’on remonterait, on découvrirait sans doute une variété d’expériences que l’on ne saurait ramener à une simple dichotomie arabo-berbère ou à un clivage entre zones citadines et rurales.
 
Les sources dont nous disposons sur les relations entre musulmans et juifs à Iligh pendant la période précoloniale offrent à cet égard une image très contrastée de ces relations.

Les sources provenant d’Iligh montrent que la communauté juive de cette localité – aussi bien que la communauté voisine d’Ifran – étaient étroitement liées au chef de la puissante famille du Sharif de la famille Abu Dami’a. Les signatures et parfois les déclarations en judéo-arabe des juifs d’Iligh et d’Ifran quand ils recevaient des acomptes du Shanf ou quand ce dernier leur payait ses dettes, sont consignées dans deux livres de comptes appartenant à Husayn b. Hashim.

 
Les juifs d’Iligh, qui voyageaient souvent à Essaouira pour leur commerce, étaient considérés comme des protégés du Sharif. S’ils étaient dévalisés ou tués, le Sharif punissait en représailles la localité à laquelle appartenaient les criminels.
 
Parallèlement, le Sultan étendait sa protection à ses tujjar qui voyageaient à Iligh pour le commerce ou pour recouvrer leurs dettes. Les juifs entretenaient avec les puissants chefs d’Iligh des relations comparables à celles des juifs du Sultan. Dans un rapport envoyé d’Essaouira (Mogador) à l’A.l.U, en 1874, par Abraham Corcos il y est relaté que les juifs d’Iligh considéraient le Sharif comme tout puissant. "Étant donné que ce gouverneur… n’est pas soumis à l’autorité de notre roi du Maroc, tout est objet de prières et de suppliques."
 
Ce qui y était en cause cependant n’était pas l’oppression du Sharif, mais celle dont la responsabilité en incombait à leur propre Shaykh (Nagid en hébreu) qui était fondé de pouvoir du Sharif. Le Nagid Mas’ud b. Bokha, est décrit comme étant "une personne non civilisée et inculte, qui soutire d’eux (les juifs d’Iligh) des amendes pour rien ou pour les moindres choses." Nous y apprenons également que ce personnage même, Mas’ud b. Bokha avait des relations d’affaires étroites avec le Sharif Husayn b. Hashim.
 
Ce qui compte ici, c’est le fait qu’un appel ait été fait à Essaouira, en parfaite connaissance de l’influence exercée par l’Alliance israélite universelle. Sachant l’indépendance virtuelle du Sharif Husayn, les juifs d’Iligh avaient compris que ce n’était pas au Sultan qu’ils pouvaient demander assistance. Mais vue l’interdépendance économique entre Iligh et Essaouira, c’est par le truchement des Corcos et de l’Alliance qu’ils avaient cru obtenir l’intervention du Sharif contre le Nagid.
 
Dans les années 1880, les relations entre les juifs d’Iligh et les autorités d’Iligh changèrent de nature. Désormais, opprimés par le Sharif plutôt que par leur Shaykh, ils firent appel à l’Alliance et à l’opinion juive d’Europe de l’Ouest : sous le joug du puissant Sharif Muhammad b. Husayn b. Hashim, ils pouvaient être dépouillés à tout moment de leurs biens et de leur argent, et quand ils voyageaient pour leur commerce, leurs femmes et leurs enfants étaient tenus en otages sur place.
 
En 1889, un commerçant prospère d’lligh, Isaac Souissa, se plaignit d’avoir été battu à mort par ordre du Sharif, le 9 Av. Il s’enfuit à Essaouira, où il demanda l’aide de l’A.I.U., de l’Anglo-Jewish Association et des consulats étrangers, pour obliger le Sharif d’Iligh à libérer sa femme et ses enfants et les autoriser à le rejoindre à Essaouira. Suivant les témoignages émanant de juifs de cette localité, la plupart des juifs du Sous vivaient en paix avec leurs voisins berbères à l’exception d’lligh et de son chef tyrannique.
 
Foucauld, qui visita cette région à la même période, explique que chez les berbères disposant d’institutions démocratiques, chaque juif y avait son patron, au contraire de la situation prévalant sous le régime des Shaykhs puissants, comme au Tazerwalt (c’est-à-dire à lligh), où les juifs appartenaient corps et biens au Shaykh.

Plusieurs remarques s’imposent au sujet de ces témoignages. Le fait qu’ils aient été transmis à Essaouira, avec laquelle les juifs d’Iligh avaient des liens étroits, montre que les juifs étaient conscients de l’influence des organisations juives étrangères et recherchaient leur intervention. Il faut également souligner le fait que l’indépendance du Sharif d’Iligh fut compromise vers 1880 par les harka du Sultan Moulay al-Hasan. Muhammad b. Husayn fut même nommé Qayid du Makhzen, recevant une maison à Essaouira.

 
Investi de l’autorité du Sultan, son pouvoir dépendait du Makhzen. Ce fut à cette période également que la ville de Tiznit devint le principal centre politique du Sous.
 
Certains juifs d’Iligh voulurent tirer profit de cette évolution et déménagèrent à Tiznit ou à Essaouira où ils pouvaient bénéficier de nouvelles possibilités commerciales. C’est ainsi que Isaac Souissa vint à la mahalla du Sultan pendant la harka de 1886 pour implorer la protection royale et demander au Sultan la permission de s’installer avec les siens à Tiznit. Il semble toutefois que le Sultan ne souhaitait pas porter atteinte à ses nouvelles relations politiques avec Iligh en provoquant la chute de son économie qui dépendait des commerçants juifs.
 
Ainsi, invoquant le prestige du Murabit d’Iligh, le Sultan évita de faire pression sur le Sharif afin qu’il laisse partir les juifs. Isaac Souissa et sa famille continuèrent à vivre à Iligh jusqu’au moment où Isaac parvint à s’enfuir à Essaouira en 1889. Le Sharif nia avoir maltraité Isaac ou sa famille et refusa de les laisser partir. Plusieurs mois plus tard, il annonça au Sultan qu’il avait relâché les enfants d’Isaac pour mettre fin aux accusations fallacieuses de la communauté juive à son égard.
 
Le Sharif d’Iligh reconnut à cette occasion que, soumis à des pressions étrangères, le Sultan était désormais le garant de la dhimma (protection) des juifs du Sous.

De même qu’on a tendance à considérer les relations judéo-musulmanes comme étant le reflet des relations entre le Sultan et ses sujets juifs, on a aussi tendance à considérer les relations judéo-berbères comme étant l’extension des relations entre les chefs de tribus et leurs protégés juifs. Autant qu’on puisse en projeter le sens dans le passé, les études récentes sur Iligh et sur les juifs d’Iligh montrent que les liens sociaux entre juifs et arabes d’Iligh étaient très étroits, peut-être plus étroits que l’impression qu’en laisse le tableau des relations entre le Sharif et la communauté juive.

 
Il ressort des conversations effectuées en 1980 qu’il les avait souvent fréquentés. Il nous a montré un manuscrit qu’il avait écrit lui-même sur la communauté juive. Il y mentionne en tout début de texte que les juifs vivant à Iligh ont quitté "notre pays (ou village) pour se diriger vers leur pays" kharaju min baladina ila baladihim, et recense ensuite chaque individu de la communauté, par son nom, sur huit pages, non seulement les chefs de famille, mais aussi leurs femmes et leur enfants.
 
Il poursuit en décrivant les coutumes des juifs, puis signale "leur knesset, qui s’appelle sla" et indique par leurs noms les fêtes juives : Pessa'h, Soukoth, Yom Kipour et 'Hanouka, les prières quotidiennes qu’il appelle 'Arbit (Ma'ariv), Sahrit (Cha'harith) et Milha (Min'ha) et au moment de la [nouvelle] année, écrit-il, ils font des prières appelées Sli'hoth, pour lesquelles ils doivent se lever au milieu de la nuit. Le Faqih nous a également raconté qu’il écrivait des amulettes pour les juifs.
 
Les juifs d’Iligh interviewés à Casablanca et en Israël nous ont confirmé l’étroitesse de leurs liens sociaux avec les musulmans, tout en refusant d’admettre que le Faqih leur fournissait des amulettes. Ainsi donc, à la suite de l’exemple de cette seule communauté juive, nous pouvons affirmer que les relations judéo-musulmanes étaient loin d’être statiques et inchangées.
 
 
(Reproduit avec l'aimable autorisation de http://www.darnna.com/)

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